Derribos Arias

Je ne sais pas s’il s’agit d’ironie. L’idée est plutôt d’extraire quelque chose en plus de chaque style. J’utilise des rythmes de rockabilly, de funk et ensuite, en plein milieu, quelque chose qui les bouleverse. Je les effondre.
Poch, leader de Derribos Arias.

Groupe sans descendance, à la discographie limitée et de brève existence, trois ans à peine, Derribos Arias (les Destructions Arias) a marqué l’histoire de la musique espagnole et continue d’exercer aujourd’hui une juste fascination.

Derribos Arias est avant tout l’invention d’une personnalité géniale et extravagante, Ignacio Gasca, alias Poch, (non) musicien originaire de Saint Sébastien. Fin 70, Poch crée un premier groupe à Donosti, qu’il baptise lucidement La banda sin futuro, dans lequel Alejo Alberdi, futur complice de Derribos Arias, participe. Dès 1978, Poch, censé étudier la médecine à Huesca, passe la plupart de son temps à Madrid. Il y fréquente les milieux musicaux underground alors en pleine ébullition et joue brièvement dans Alaska y los Pegamoides avant de s’engager dans Ejecutivos Agresivos, une formation de ska-punk et de rythm’n’blues. Malgré le mini-tube Mari Pili, sorti à l’été 1980, le groupe est mal compris par sa maison de disque, à une époque où les labels indépendants n’ont pas encore émergé. Le groupe se sépare après l’enregistrement d’un album resté longtemps inédit. Plusieurs formations-phares de la scène indépendante telles Decima Victima ou Gabinete Caligari surgiront des cendres de cette formation.

Derribos Arias, de gauche à droite:
Juan Verdera, Poch et Alejo Alberdi, Miguel Trillo

La première apparition officielle de Derribos Arias a lieu le 1er avril 1981. Peu après, Alejo Alberdi s’installe à Madrid et le groupe prend son véritable essor, débutant comme un duo avec Poch à la guitare et au chant, et Alberdi à la programmation et aux synthétiseurs, ou en trio, avec des musiciens de passage. Derribos Arias trouvera sa formation la plus durable avec l’intégration de Juan Verdera à la basse puis de Manuel Moreno, dit Paul, à la batterie. Entre fin 1981 et début 1983, le groupe se produit beaucoup sur scène. Ses performances live, souvent chaotiques, au cours desquelles un morceau ne sonne jamais deux fois pareil, sont transcendées par le charisme de Poch, comme par son univers obsessionnel et singulier, chargé d’un humour hermétique et martien. Croisement du Velvet Underground et des Sex Pistols, entre improvisation et urgence punk, le groupe produit une musique inclassable avec pour seule boussole sa licence pour « aberrer », comme aime à dire Poch, spécialiste en néologismes et onomatopées.

Comme l’a écrit plus tard Alejo Alberdi, la principale vertu du groupe était de mélanger sans autocensure tous types de styles apparemment incompatibles: rock sombre, Bubblegum, Psychédélisme, Pop, Punk, Rock allemand et Disco. Derribos Arias était une éponge qui absorbait tout pour le régurgiter ensuite. Et on serait tenter d’ajouter à cette liste le dub, le funk et la musique électronique. Toujours est-il que le groupe a très tôt compris que la seule façon de remédier à l’essoufflement du punk et à sa digestion par le système était de le mélanger à divers styles de musique, en se les appropriant. Difficile à étiqueter, le travail du groupe reçoit néanmoins des critiques très élogieuses d’une presse musicale encore très influente et acquiert rapidement un prestige insolite et inespéré au sein de la Nueva Ola, au vu de la musique inhabituelle et audacieuse qu’il pratique.

Début 1982, Derribos Arias signe sur le nouveau label indépendant Gasa (Grabaciones Accidentales Sociedad Anónima), fondé par des membres des groupes Decima Victima et Esclarecidos. Le groupe va y trouver une maison idéale pour développer ses expérimentations. Enregistré et mixé en quinze heures, le maxi Branquias bajo el agua déploie une musique dense et chargée dramatiquement. Véritable expérience sonique, empreinte de réminiscences instrumentales de Joy Division, la chanson-titre fait preuve d’une singulière puissance. Des rasades de guitares et de synthétiseurs viennent exploser sur un beat ressemblant à des tirs de batterie anti-aérienne. Le tout sonne comme un bombardement dont le fracas assourdissant va crescendo et débouche au final sur un impressionnant silence, rempli de réverbération.

Avec leurs amis des Hornadas Irritantes (les Fournées Irritantes) qui comprennent des groupes comme Glutamato-Yé-yé ou Sindicato Malone, les Derribos Arias se conçoivent en alternative violente et surréaliste de la pop revivialiste de l’époque. Lancée comme une blague dans un bar, cette appellation polémique, dirigée contre des groupes de pop tels Los Secretos, Nacha Pop ou Mama, que Poch et ses amis appellent babosos (baveux/crétins), prendra de l’importance dans les media et passera à l’histoire comme la ligne de démarcation musicale des années 80. Cependant, comme l’évoque Alberdi, l’idée qui a prévalu de l’époque, c’est que tout était divisé entre ceux qui avaient les cheveux de couleurs, d’un côté, et Los Secretos et Nacha Pop, de l’autre, ce qui est une caricature. Les choses étaient beaucoup plus variées. Il y avait de la synth pop, du punk, du rockabilly et de nombreux styles inclassables. La vision qu’on en donne aujourd’hui est injustement réductionniste et manichéenne.

Pochette d’A flúor, EP, Gasa, 1982

Toujours est-il que Derribos Arias est alors considéré à tort ou à raison par certains comme le chef de file d’un post punk exigeant opposé aux dérives commerciales de la Nueva Ola, comme la grande espérance de la musique indépendante. Ce que va confirmer son second maxi, également publié en 1982. Sur une base programmée, le morceau-titre A flúor est une mini-suite de six minutes évoquant une sorte de dub bancal et électronique. Une longue introduction faite de percussions, de basse et guitare espagnole crée une atmosphère lancinante, violemment interrompue par des cris et une improbable ritournelle vantant les mérites d’une marque de dentifrice. Construction dynamique, explosion du cadre traditionnel de morceau, sens aigu de l’espace sonore, toutes les qualités de Derribos Arias s’y trouvent résumées. Concernant, le sens du morceau, Alberdi se souvient que Poch avait un paquet d’obsessions. Il pouvait bloquer sur les petits poissons, les pinces à linge ou les marteaux de fête foraine… D’un coup, ça a été le dentifrice et il en a fait une chanson. Il écrivait des paroles presque télégraphiques, deux phrases qui disaient : « a flúor, c’est la sensation que tu éprouves après manger », comme un slogan publicitaire, et puis « nananananana », et c’était tout.

Avec le succès engrangé par de tels « tours de force », absurdes mais géniaux, et tout de même vendus à 5000 exemplaires chacun, GASA décide qu’il est temps pour Derribos Arias de produire un album. Enregistré entre février et mai 1983, En la Guía, en el Listín sera le seul LP réalisé par le groupe. Pour ce qui apparait comme l’événement musical de l’année, le label met sur la table une importante somme pour l’époque (500.000 pésètes), ce qui n’empêchera pas le disque de connaître une gestation difficile. Privés de leur ingénieur du son habituel, les Derribos Arias doivent enregistrer dans un studio de variétés loin du centre de Madrid et en horaires de nuit. Des tensions ayant commencé à apparaître en son sein, le groupe effectue de longues prises live chaotiques, sans toujours compter avec la présence de l’intégralité de ses membres.

A sa sortie, En la Guía, en el Listín suscite la déception et est considéré par beaucoup comme incapable de capter l’énergie et le son déployé par le groupe sur scène ou sur ses précédents Maxis. Irrégulier, l’album contient néanmoins de franches réussites, certes peu commerciales, voir des éclairs de génie comme Lo que hay, Europa ou Misiles hacia Cuba. Premier single de l’album, Aprenda alemán en 7 dias est une curieuse tentative, à cheval entre rock électronique allemand et easy listening, construite sur des rythmes programmés et une mélodie, en apparence simplette, générée par un orgue-jouet. L’humour des paroles, qui parlent d’une méthode absurde d’apprentissage de l’allemand et le décalage progressif du motif initial évoquent à nouveau une sorte de dub ou de valse, électronique et bancale.

Poch, Francesc Fabregas

Il n’en demeure pas moins que En la Guía, en el Listín est un disque au son austère, un peu monolithique, composé de prises relativement médiocres du répertoire du groupe. Pour s’en convaincre, on peut, à défaut d’avoir assisté à un concert de Derribos Arias, trouver sur youtube, dans des vidéos de concerts ou d’apparitions télévisées, de meilleures versions pour à peu près tous les morceaux. Alors que la plupart des groupes de la Nueva Ola commencent à adoucir leur musique pour rencontrer le succès, les Derribos Arias, avec ce disque âpre, assez expérimental et faisant la part belle à l’électronique et aux effets, nagent indéniablement à contre-courant. Logiquement, les ventes du disque ne correspondront pas au prestige du groupe ; GASA tardera des années à récupérer un investissement ayant manqué de provoquer sa faillite.

Cela n’empêche pas le label de produire en 1984 le dernier maxi de Derribos Arias, Disco pocho, alors qu’Alberdi a déjà été débarqué et que le groupe a cessé d’exister en tant que tel. Seul aux manettes, Poch y développe la ligne sur laquelle il s’efforcera de mener sa brève carrière solo, en s’appropriant sans vergogne des fragments de succès de discothèque afin d’ironiser sur la musique et le monde du dancefloor. Toujours en 1984, CBS propose à Poch d’enregistrer un nouvel album, finalement sorti en 1985 par sa filiale Emi, sous le titre prémonitoire de Poch se ha vuelto a equivocar ? (Poch s’est encore trompé ?). Le résultat s’avère alors très décevant pour celles et ceux qui attendent encore quelque chose du héros post punk des Hornadas Irritantes.

A partir de cette époque, le mal qui ronge secrètement Poch, la maladie nerveuse dégénérative d’Huntington, commence à se manifester de façon cruelle et irréversible. Après quelques années difficiles, marquées par la dèche et les tentatives de reformation de Derribos Arias, GASA fournira à Poch l’occasion d’enregistrer un nouvel album, Nuevos sistemas para viajar, publié en 1988, et qui sera son dernier. Secoué en permanence par des crises proches de l’épilepsie, Poch n’est déjà plus que l’ombre de lui-même lorsqu’il enregistre ce disque. Il doit à l’aide de Juan Verdera, qui le produit, de pouvoir le mener à terme. Le disque n’est pas bien reçu par la critique et est complètement ignoré par le public, en dépit du fait qu’il contienne de bons morceaux et récupère en partie l’esprit de Derribos Arias. En 1990, Poch est recueilli par sa famille à San Sebastian où il s’éteint des suites de sa maladie en 1998, à l’âge de 42 ans.

DISCOGRAPHIE DE DERRIBOS ARIAS

Branquias bajo el agua, Maxi, GASA, 1982.
A fluór, Single & Maxi, GASA, 1982.
En la Guía, en el Listín, LP, GASA, 1983.
Aprenda alemán en 7 dias, Single, GASA, 1983.
Disco Pocho, Single & Maxi, 1984 (avec Iñaki Fernández).
CD, Compilation, GASA, 1996.
La centralita de información, Compilation CD, disque-livre, DRO, 2001.

DISCOGRAPHIE DE POCH

Poch se ha vuelto a equivocar, LP, EPIC, 1985.
Nuevos sistemas para viajar, LP, GASA, 1988 (sous le nom de Ex-Poch Pinza).

DISCOGRAPHIE DE BANDA SIN FUTURO

Grabaciones desinfectadas, Compilation CD, Subterfuge, 1997.

DISCOGRAPHIE D’EJECUTIVOS AGRESIVOS

Mari Pili, Single, Hispavox, 1980.
Ejecutivos Agresivos, Compilation LP, morceaux enregistrés en 1980, Hispavox, 1986.

PERSONNEL

Ignacio Gasca « Poch » (guitare, voix) – Alejo Alberdi (claviers, guitare, boîte à rythmes, synthétiseurs, programmation) – Juan Verdera (basse) – Manuel Moreno « Paul » (batterie).

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