Tres/ La T

La musique est là.
Le son est le véhicule.
Le non musicien, l’initiative.
Haïku accompagnant la photo promo de La T.

Un silence à faire aboyer les chiens.
Tres à propos de l’album Dark Fields.

Chanteur, (non) musicien, photographe, curateur, théoricien, performer : l’artiste se dissimulant sous le nom de Tres fut pour le moins une figure singulière et énigmatique de la scène barcelonaise des années 1980-2010.

Ses premières traces discographiques apparaissent sur la compilation Domestic Sampler Umyu, réalisée en 1982 par Victor Nubla, autre figure centrale de la scène expérimentale catalane, qui fit coexister le temps d’un disque la crème du mouvement DIY anglais (Milk from Cheltenham, Amos & Superslick…) et la fine fleur de l’avant-garde autochtone (Error Genético, Secreto Metro…). En moins de trois minutes, tendu sur un fil entre électricité et machines, I Doubt fait mouche, imposant un style fait d’énergie fébrile et de vocalises sinueuses, le tout servi par une instrumentation allègrement minimaliste.

Pochette de Dark Fields de La T, LP,
Klamm Records, 1983

Un goût de l’hybridation que l’on retrouve l’année suivante sur l’inépuisable album Dark Fields de La T, trio emmené par Tres et deux mystérieux acolytes répondant aux noms de Caballero T (Chevalier T) et Sr. Nada (M. Rien), crédités respectivement aux bandes et aux rythmes. Des choses difficilement vérifiables ont été écrites sur ce disque intrigant, pressé à l’époque à 500 exemplaires, qui voudraient notamment que les trois (non) musiciens n’aient jamais été réunis dans le studio d’enregistrement, se rencontrant seulement une fois par semaine pour discuter de l’avancée du travail. Ce qui est sûr, c’est qu’il faut voir La T davantage comme la collaboration de trois collagistes industriels, aux univers singuliers, plutôt que comme un vrai groupe.

Sur le fond, Dark Fields est un curieux objet musical naviguant entre électronique expérimentale, funk et minimal synth. Truffée d’effets (drones, bandes inversées) et de sons concrets (bruits de pas, écoulements d’eau, coassements de grenouilles, aboiements de chien) qui contribuent à créer l’atmosphère dense et menaçante du disque, la musique de La T relève, sur ses plages les plus descriptives, de l’open field. Intégrant le silence comme dimension à part entière de la musique, on peut même y entendre, d’après le groupe, le bruit du cerveau humain. Au fil des morceaux, ce calme marécageux est secoué par des décharges électriques et presque dansantes, portées par le chant haut perché de Tres. Le résultat ressemble à une fusion improbable de David Byrne, Psychic TV et A Certain Ratio.

Poster intérieur de Dark Fields de La T,
LP, Klamm Records, 1983

Suite au projet La T, Tres est invité à se joindre comme chanteur au groupe de funk-prog Klamm, actif depuis 1976, avec qui il enregistre un unique album en 1983, Africa roja, pour le compte de Klamm Records. Parallèlement aux actions artistiques qu’il mène de plus en plus nombreuses, le reste de la décennie est marqué pour Tres, sur le plan musical, par une collaboration avec le plasticien Zush. Proche de l’art brut, Zush (de son vrai nom Alberto Porta) invente depuis la fin des années soixante son propre état, le Evrugo Mental State, qu’il dote progressivement d’un alphabet, d’un drapeau, de documents légaux et d’une monnaie. Tres se voit confier par l’artiste la composition de son hymne national puis d’un album complet intitulé Evrugo Mental State, qui sortira en 1989. Irrégulier mais loin d’être inintéressant, le disque révèle la dimension plus sophistiquée mélodiquement de Tres et s’avère étonnement proche de tentatives contemporaines de Tuxedomoon ou The Fall. Evrugo Mental State anticipe également le retour au psychédélisme accompli par l’indie pop dans la seconde moitié des années 80.

Malgré quelques apparitions sur des compilations et collaborations avec des musiciens, pour l’essentiel barcelonais, tels Gat, Victor Nubla, Eduardo Polonio, Mark Cunningham, Die Haut ou Superelvis, les années 90 marquent un relatif retrait et l’inflexion progressive des activités musicales de Tres vers l’organisation d’événements comme MUTED, festival/installation consacré au phénomène du silence, la création du label Silence Science ou encore son intégration au sein de l’équipe d’Advanced Music qui pilote le Sonar, festival des musiques électroniques de Barcelone.

Au début des années 2000, Tres fait un retour remarqué avec son travail performatif et plastique, initié vingt ans plus tôt, autour de la question du silence, de sa perception et de sa place, ou non place, dans la culture occidentale. Que ce soit à travers des séries photographiques qui le représentent morts dans différents endroits du globe (« il y a des silences pervers, synonymes de censure, d’impunité et d’occultations » disait-il), ses cocktails silencieux ou encore ses conciertos para apagar consistant à débrancher progressivement toutes les activités sonores d’un bâtiment, Tres déploie une activité intense et une réflexion très originale sur cette question. Il sera finalement reconnu comme un artiste sonore de premier plan, principal représentant en Espagne d’un courant qui, partant du zen, prolonge l’œuvre initiée par John Cage.

Pour autant, Tres continuera d’enregistrer des disques balançant entre musique conceptuelle-électronique (67´ of S.I.L.E.N.C.E., Dodecamut) et esprit post punk, opérant un retour à l’électricité avec son dernier projet The Fake Druids, mené en compagnie du batteur D. Blake, et avec lequel il enregistrera trois albums, le dernier publié à titre posthume. Tres s’est éteint à Barcelone le 5 octobre 2016.

Pour en savoir plus, on peut consulter le site de Tres :

www.elsilencio.com

DISCOGRAPHIE

Domestic Sampler Umyu, Compilation LP, UMYU, 1982.
Contient le morceau I doubt par Tres.
Reédité en 2017 par Discos Transgénero
Darkfields, La T, LP, Klamm Records, 1983.
Africa roja, Klamm, LP, Klamm Records, 1983.
Evrugo Mental State, Zush & Tres, LP, Grabaciones Accidentales, 1989.
Noise Club Uno, Compilation, Por Caridad producciones, 1994.
Contient le morceau Words par Tres.
67´ of S.I.L.E.N.C.E., Tres, CD, Satélite K / Silence Science, 1999.
Dodecamut, Tres, CD, G3G / Silence Science, 2003.
Everything in these recording is strictly based on the available facts, The Fake Druids, CD, Thunder Moon Records, 2012.
ShlagWerk, The Fake Druids, CD, Thunder Moon Records, 2013.
Artefact, The Fake Druids, CD, Satélite K, 2016.

PERSONNEL

Caballero T (bandes) – Sr. Nada (percussions) – Tres (voix, guitare, synthétiseur).

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